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    FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans un entretien fleuve à FigaroVox, l'ancien candidat à la présidentielle dénonce le caractère inégalitaire de la réforme du collège, délivre sa vision de l'école, et revient sur son expérience de ministre de l'Éducation nationale.


    PROPOS RECUEILLIS PAR: ALEXANDRE DEVECCHIO @AlexDevecchio


    Vous avez jugé sévèrement la remise en cause du latin et du grec. Vous avez même dit: «c'est une décision dégueulasse». Qu'est-ce qui vous choque aussi profondément dans cette réforme?

    La proposition de l'école pendant plusieurs décennies a été d'ouvrir aux enfants de toutes origines et de tout milieu le niveau le plus exigeant pour que celui-ci leur serve de viatique, de bagage de route pour la vie. Il faut d'abord se concentrer sur ce qui fait la différence en termes de reconnaissance sociale. Bien sûr, on peut dire que la profession, les revenus, sont une forme de différence très importante, mais ce qui fait la différence principale de reconnaissance, c'est d'abord la langue: la langue comme moyen d'expression, comme moyen d'acquisition de connaissances, comme clef d'appropriation d'une culture. La culture n'est pas seulement l'accumulation de connaissances, mais une sédimentation à travers le temps qui vous permet de comprendre le monde et d'acquérir les instruments précieux pour s'y retrouver. Lorsqu'on pense à ces générations d'enfants issus de milieux matériellement ou culturellement défavorisés, l'école leur ouvrait une voie qui était d'excellence. L'excellence n'était pas réservée à ceux qui avaient les moyens de la recevoir à la maison, mais ouverte à tous ceux qui étaient assez intéressés, assez éveillés pour accrocher leur attention et, pas à pas, faire ce chemin vers la maitrise de l'expression, la maîtrise de la pensée.

    Depuis les humanistes de la Renaissance, on sait que la découverte des langues mères (ou des langues étrangères) est une des clefs pour maitriser le secret de la langue. Et voilà que d'un trait de plume, on supprime deux chemins de transmissions: les langues mères, le latin et le grec, et les classes bilingues. Ceux qui ne raisonnent qu'en termes de gestion et d'horaire s'en réjouiront. Pour moi, c'est un attentat contre quelque chose d'extrêmement précieux dont nous avons hérité, contre quelque chose qui est constitutif de notre histoire et de notre pays. Prendre ces décisions sans débat, à travers des commissions si peu représentatives, me paraît d'une légèreté scandaleuse. Cela traduit l'obsession récurrente de certains, au sein de l'Education nationale, de tourner la page de notre patrimoine, de notre héritage culturel.

    Sous couvert de lutter contre l'élitisme pédagogique, on consacre en réalité l'élitisme social, la constitution d'une élite par la naissance ou par l'argent. Pour moi, c'est à pleurer. Je suis pour que tout le monde puisse accéder à cette exigence élitiste, qu'elle ne soit pas réservée à quelques-uns, mais offerte à tous.

    Quelles seront les conséquences sociales de cette réforme?

    Au téléphone, l'administration ou l'interlocuteur avec lequel vous échangez, au son de votre voix, à la manière dont vous vous exprimez, sait qui vous êtes. Et la maîtrise de la langue, l'emploi du mot juste, la capacité à transmettre une émotion, une colère, un sourire ou une plaisanterie vous donne un statut, vous apporte une reconnaissance - et cela d'où que vous veniez. La maîtrise de la langue vous offre ainsi une clef pour le monde. Et aussi une clef pour lire et traduire vos sentiments et vos émotions. C'est aussi une voie qui permet de faire reculer la violence, qui est si souvent l'expression de ce qui bouillonne à l'intérieur de nous et qu'on ne parvient pas à traduire, à exprimer.

    Les mots ont une vie propre, la langue a des racines. Et cette découverte-là est précieuse pour la capacité de rayonnement, d'expression ou de compréhension de l'individu. Elle permet de lutter efficacement contre les inégalités transmises qui existent et sont difficiles à compenser. Si cette réforme aboutit, alors ce chemin d'émancipation sera réservé aux seuls enfants de privilégiés qui auront les moyens de transmettre directement leur savoir, ou de recourir à des leçons particulières ou à des enseignements privés. Bien sûr, ce mouvement vient de loin et comme je le disais traduit l'obsession récurrente de certaines écoles de pensée, au sein de l'Education nationale, qui veulent en finir avec une culture ressentie comme celle des élites. Mais sous couvert de lutter contre l'élitisme pédagogique, elle consacre en réalité l'élitisme social, la constitution d'une élite par la naissance ou par l'argent. Pour moi, c'est à pleurer. Je suis pour que tout le monde puisse accéder à cette exigence élitiste, qu'elle ne soit pas réservée à quelques-uns, mais offerte à tous. La véritable démarche démocratique, ce n'est pas le minimum pour tous, c'est le maximum, l'excellence, proposés à tous.

    Vous parlez d' «obsession de tourner la page». A cet égard, que vous inspire les nouveaux programmes, en particuliers ceux d'histoire et de lettres?

    Tout d'abord, je retiens le terrorisme jargonneux, cette incapacité à parler simplement des choses. Je vous cite deux passages du programme de 5e, 4e et 3e, qu'on appelle «cycle 4». «Le principe essentiel de cette progressivité est la notion d'acceptabilité (en fonction des genres, des situations d'énonciations, des effets recherchés et produits), notion qui permet à la fois le lien avec le socle et l'approche communicationnelle développée en langues vivantes.

    La progression au cours du cycle 4 veille a approfondir chaque notion, en choisissant les attributs les plus pertinents pour chacune. Il s'agit aussi de construire progressivement chez l'élève une posture réflexive lui permettant de manipuler la langue, de la décrire et de la commenter.» Et plus loin: «Les notions à travailler au niveau du texte dans les productions d'écrit des élèves sont les suivantes: la cohérence textuelle (maitrise de la chaine anaphorique et des substituts nominaux et pronominaux), la cohésion textuelle avec la maîtrise des temps et modes verbaux, l'enchaînement interphrastique (liens logiques), la maitrise du thème et du propos avec un usage pertinent de la ponctuation. Ces notions sont abordées de manière spiralaire tout au long de l'année, en s'appuyant sur les réalisations langagières des éleves.»

    Quant à l'histoire, le fait qu'entre le VIIe et le XIIIe siècle, on ne retienne comme obligatoire que l'Islam (débuts, expansion, sociétés et cultures) et que tout le reste soit facultatif, que l'organisation de la chrétienté médiévale ne soit même pas nommée, sinon au chapitre suivant sous la forme condescendante « une société rurale encadrée par l'église », tout cela est un parti pris (est-il conscient ou inconscient ?) qui s'apparente à la dénaturation de notre histoire !

    Si je me souviens bien, je suis agrégé des lettres, même si le concours était il y a bien des lunes. Je vous assure que ne suis pas du tout sûr de comprendre ce qu'on veut dire lorsqu'on fait de la «notion d'acceptabilité» le «principe essentiel de la progressivité» dans l'apprentissage d'une langue tout en «faisant le lien avec le socle et l'approche communicationnelle d'une autre langue»! Et quant à l'abord «en manière spiralaire» appuyées sur «les réalisations langagières», j'ai tendance à penser qu'on se moque du monde, et qu'en tout cas on confond langue et jargon pour initiés! Et il y a mille exemples de ce genre…

    Quant à l'histoire, le fait qu'entre le VIIe et le XIIIe siècle, on ne retienne comme obligatoire que l'Islam (débuts, expansion, sociétés et cultures) et que tout le reste soit facultatif, que l'organisation de la chrétienté médiévale ne soit même pas nommée, sinon au chapitre suivant sous la forme condescendante «une société rurale encadrée par l'église», tout cela est un parti pris (est-il conscient ou inconscient?) qui s'apparente à la dénaturation de notre histoire! Et le parti pris méthodologique qui fait ignorer les grandes figures de notre histoire, Guillaume le Conquérant ou Philippe-Auguste ou Saint Louis, ou Jeanne d'Arc, Louis XI, ou Henri IV, pour privilégier les faits de société me paraissent une mauvaise compréhension de l'esprit des élèves qui sont, pour un grand nombre, encore éloignés des abstractions sociologiques, et qui demandent des figures et des histoires pour découvrir l'histoire.

    En 1990, vous écriviez un livre intitulé La décennie des mal-appris. Au-delà de la réforme actuelle, on a le sentiment que la déliquescence de l'école s'est poursuivie. Comment en est-on arrivé-là?

    D'abord, il y a un combat idéologique qui ne se partage pas selon la frontière droite/gauche. Il y a d'un côté ceux, dont je suis, qui croient à la maîtrise disciplinaire, à celle des connaissances, qui aiment le patrimoine culturel que nous avons reçu en héritage et qui pensent que celui-ci doit se transmettre de génération en génération. Et il y a ceux qui pensent qu'au fond la démarche technique d'enseignement est plus importante que la maîtrise des connaissances. Si vous regardez le monde enseignant, le SNES, syndicat de la FSU d'origine communiste dans son inspiration et le SNALC, syndicat de droite dans son inspiration, sont en fait du même côté, maîtrise disciplinaire et concours égalitaire. Ils pensent qu'il vaut mieux maitriser une discipline pour l'enseigner et la transmettre. De l'autre côté, il y a des mouvements qui ressentent cette référence au concours, à la maîtrise des disciplines comme le vestige d'un certain élitisme. Cet affrontement lent et souterrain perdure, mais personne n'en formule les termes.

    Il y a également un deuxième affrontement subreptice: celui des prétendus «modernes» contre les réputés «anciens». Lorsque vous regardez les résultats des pays étrangers dans les classements internationaux, vous vous apercevez que ce sont les méthodes traditionnelles de transmission qui fonctionnent le mieux. Il y a eu le débat sur la transmission de la lecture et de l'écriture. Trente pour cent des élèves arrivent en sixième sans maîtriser la lecture et l'écriture. A huit ou neuf ans, sauf exception, ils sont déjà condamnés à l'échec. Pour autant, je ne considère pas que l'école française - eut-elle conservée ses axes - était idéale. L'école traditionnelle française, bien qu'elle soit mille fois plus efficace que celle qu'on prétend construire, souffre d'un déficit de transmission de la créativité, de déclenchement de la confiance en soi chez l'enfant. Il y a beaucoup à faire pour passer de la culture de l'appris à la culture du créer. Seulement, je crois qu'on ne crée bien qui si l'on a, au minimum, la carte et la boussole pour se repérer dans les jungles du réel et du virtuel.

    Un jour, une de vos consœurs, célèbre pour ses diatribes sur les questions éducatives, a cité comme étant de moi un texte de programme de français à l'école primaire qui était totalement jargonneux et incompréhensible. Après vérification, je me suis aperçu qu'il avait été réécrit dès après mon départ de la rue de Grenelle par les circuits habituels qui décident souvent, même sans que les ministres soient au courant.

    Les ministres de l'Education nationale passent et les hauts fonctionnaires de la rue de Grenelle restent. Quelle est l'influence de ceux qu'on appelle les «pédagogistes»?

    C'est une influence importante, bien sûr. Un jour, une de vos consœurs, célèbre pour ses diatribes sur les questions éducatives, a cité comme étant de moi un texte de programme de français à l'école primaire qui était totalement jargonneux et incompréhensible. Après vérification, je me suis aperçu qu'il avait été réécrit dès après mon départ de la rue de Grenelle par les circuits habituels qui décident souvent, même sans que les ministres soient au courant. Pour autant, je ne crois pas que les «technocrates» décident de tout. Dès l'instant qu'il y a des ministres forts, des ministres qui pèsent, cette grande administration répond et obéit.

    Pourtant, vous écriviez: «Quelle est la différence entre un optimiste et un mort? Aucune. Ce sont tous les deux des ministres réformateur de l'Education nationale». Quelle a été votre marge de manœuvre réelle lorsque vous occupiez cette fonction?

    Elle était grande. Je n'ai peut-être pas tout réussi (quatre ans c'est court), mais je rappelle, par exemple puisque c'est le sujet d'aujourd'hui, que c'est moi qui ai instauré le latin en cinquième et le grec en troisième. C'est également moi qui ai fait la première réforme du collège pour proposer des parcours différenciés et sortir de la brutalité du collège unique. Je pourrais aussi citer la réécriture des programmes d'histoire de l'école primaire pour qu'on étudie celle-ci au travers de figures principales depuis Clovis et Charlemagne en passant par Jeanne d'Arc jusqu'à Victor Hugo et Marie Curie. Je souhaitais ainsi que la chronologie des générations s'incarne dans des figures repères. Je n'ai pas eu le sentiment d'avoir à me battre contre l'administration et si je ne suis pas arrivé à tout ce que je voulais, c'est probablement parce que je ne suis pas allé assez vite. Mais dans l'ensemble, les enseignants se sentaient compris et fédérés à tel point que lors de l'élection présidentielle de 2007, plus de trente pour cent des enseignants ont voté pour moi. Les réformes sont possibles et on peut les accomplir.

    Je vous rappelle qu'en 1994, lorsque j'étais ministre de l'Education nationale, j'ai écrit la circulaire interdisant le voile à l'école. J'ai jugé que les jeunes filles mineures devaient être protégées des pressions. Face à la multiplication des incidents, j'ai compris que l'Etat devait prendre ses responsabilités et ne pouvait pas laisser les chefs d'établissements et les enseignants régler le problème seuls.

    Quel regard portez-vous sur les incidents qui ont émaillé la minute de silence après les attentats de janvier?

    Ce n'est pas forcément surprenant. Quand vous organisez une manifestation obligatoire et que vous avez des adolescents en face de vous, forcément dans tous les temps et sous toutes les latitudes du pays, certains d'entre eux broncheront. De plus, on est dans un monde facilement «complotiste», et les adolescents y sont spontanément portés, internet aidant. Surtout lorsqu'il y a en arrière-plan la question religieuse. Comme vous le savez, je suis à la fois chrétien assumé et défenseur de la laïcité. Expliquer la laïcité est compliqué et parfois cette explication est insuffisante. Il y a des approches familiales pour qui la religion est quelque chose de central dans la vie.

    Ne faut-il pas être plus strict en matière de laïcité?

    Je vous rappelle qu'en 1994, lorsque j'étais ministre de l'Education nationale, j'ai écrit la circulaire interdisant le voile à l'école. J'ai jugé que les jeunes filles mineures devaient être protégées des pressions. Face à la multiplication des incidents, j'ai compris que l'Etat devait prendre ses responsabilités et ne pouvait pas laisser les chefs d'établissements et les enseignants régler le problème seuls. Il y avait des pressions au nom de la différence entre sexes. C'est toute une vision du monde sur laquelle je ne pouvais pas fermer les yeux qui était en jeu. En quelques mois, ce que j'espérais s'est vérifié. Le voile comme instrument de pression, comme moyen de prosélytisme, a pour ainsi dire disparu des établissements scolaires français. Mieux encore, ce résultat a été obtenu sans qu'une seule fois l'islam comme religion ou les jeunes musulmans comme croyants ne soient injuriés ou blessés.

    Au-delà des questions de laïcité n'y a-t-il pas un problème d'autorité?

    J'ai plaidé pour que l'école soit un domaine protégé, pour que la loi de la rue ne s'y exprime pas, pour que l'autorité des enseignants soit garantie. C'est ce que j'ai appelé la «sanctuarisation de l'école». À l'école, ce qui doit s'imposer, ce n'est pas la loi du plus fort, c'est celle du plus savant et du plus généreux. Cela nécessite un autre ordre que celui de la rue. C'est pourquoi, j'ai toujours été hostile à la présence, que beaucoup fantasmaient, de policiers dans les écoles.

    Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio


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  • Le philosophe Régis Debray, invité à s'exprimer au micro de France Inter, s'inquiète de la future réforme du collège qui réduirait l'apprentissage du latin et du grec.

     

    Invité de France Inter, le philosophe s'inquiète de la future réforme du collège qui réduirait l'apprentissage du latin et du grec. Selon lui, «l'enseignement est un lieu d'exigence».

    Toujours combatif, Régis Debray. Au micro de France Inter ce mardi 28 avril, il a affirmé son opposition à la future réforme du collège qui devrait entrer en vigueur à la rentrée 2016. Pour ses détracteurs, cette réforme mettrait fin à la disparition des classes bilingues (surtout français allemand), et réduirait considérablement l'enseignement du grec et du latin.

    Le philosophe qui venait présenter son dernier livre Un candide à sa fenêtre (Gallimard) a d'abord tenu à rappeler que l'école vivait sur deux piliers: «Il y a deux fondamentaux. L'effort de l'élève et l'autorité du maître. L'effort de l'élève, cela paraît banal, mais on a tendance à l'oublier. L'enseignement est un lieu d'exigence, de contraintes, alors qu'on l'admet pour le sport. On ne fait pas douze secondes au 100 mètres sans exercice, sans persévérance, sans répétition. Il faut de la discipline, d'ailleurs, la civilisation aussi, ce n'est pas le Nutella, c'est l'effort! Et puis il y a l'autorité du maître, pas parce que c'est un gourou ou un démagogue, mais parce qu'il sait des choses que l'élève ne sait pas, et il y a une hiérarchie fondée sur le travail et sur l'effort que sont plutôt des valeurs de gauche, me semble-t-il.»

    «La mère, c'est le latin»

    Le présentateur de la matinale de France Inter, Patrice Cohen, souligne que le déclin du latin n'est pas nouveau: seuls 20 % des collégiens l'apprennent et encore moins de lycéens: 5 %! «Chaque discipline a sa filière d'excellence. Quand on attaque la mère, je crains pour la fille. La mère, c'est le latin», lui rétorque Régis Debray. Ce que craint par dessus tout l'écrivain? «Une école qui reproduirait les vices et les automatismes du monde extérieur: zapping, surfing cocooning, packaging, marketing et qui ferait de l'élève un client.» Pour lui, il faut apprendre aux élèves à juger par eux-mêmes. L'apprentissage de l'intelligence, de l'esprit critique par ce qu'on a longtemps appelé «les humanités». Avec moins d'allemand, l'homme qui a écrit Éloge des frontières a peur aussi que cela débouche sur «le tout anglais qui va avec le tout économique», une sorte de monoculture.

    Il a également martelé que «pour ceux qui n'ont que l'école pour apprendre, celle-ci doit leur en donner les moyens». Lors de l'émission, des auditeurs réagissent à l'antenne ou sur les réseaux sociaux, il semble que les paroles de Régis Debray, gentiment surnommé Old school du fait de sa défense de la cause du latin, du grec, de l'allemand et d'un retour à l'enseignement chronologique de l'histoire aient séduit beaucoup de monde. Et la ministre de l'Éducation nationale?


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    FIGAROVOX/ENTRETIEN - L' essayiste et romancier Pascal Bruckner revient sur la réforme du collège, les nouveaux programmes d'histoire et la tentative d'attentat contre l'église de Villejuif.


    Pascal Bruckner est romancier et essayiste


    PROPOS RECUEILLIS PAR: ALEXANDRE DEVECCHIO @AlexDevecchio

    La réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem n'en finit pas de susciter la polémique. Les cours de latin, de grec et les classes bi-langues vont être supprimés tandis que l'instauration de cours d'improvisation inspirés de Jamel Debbouze est évoquée. Que cela vous inspire-t-il?

    Pascal Bruckner: C'est vraiment prendre les Français pour des imbéciles. On leur supprime le latin, le grec et l'allemand pour leur donner à la place du Jamel Debbouze. L'école devient le véhicule de l'ignorance et non du savoir. L'idéal de l'excellence, porté par Jules Ferry, a été progressivement délaissé par les idéologues au profit d'un égalitarisme qui confond égalité et médiocrité générale. Désormais, c'est le cancre qui devient le plus grand dénominateur commun dans la classe. Initialement, l'école de la République avait pourtant l'ambition inverse de porter une classe d'âge vers le niveau le plus élevé. Dans la novlangue actuelle, apprendre à nager aux élèves devient, «se déplacer de façon autonome dans un milieu aquatique profond standardisé». On touche le fond! La première réforme à entreprendre d'urgence serait de renvoyer tous ces «Trissotin» de la technocratie républicaine sur les bancs de l'école.

    Dans les nouveaux programmes d'histoire la chronologie est abandonnée, l'enseignement de l'islam est obligatoire tandis que le christianisme médiéval et les Lumières sont optionnels. Qu'en pensez-vous?

    Sans chronologie, l'histoire n'a pas de sens. Cette réforme risque donc d'égarer encore un peu plus les élèves. On peut également s'étonner du choix de privilégier l'enseignement de l'islam par rapport à celui des Lumières ou du christianisme médiéval. A mon sens il ne s'agit pas d'un choix arbitraire, mais idéologique. Il y a sans doute ici une volonté d'ouverture à l'égard de l'islam, un souci de plaire aux nouveaux arrivants en supprimant tout ce qui peut les heurter: l'enseignement d'un autre monothéisme et l'exercice d'un esprit critique. Mais comment comprendre la France sans connaître le «manteau de cathédrale qui la recouvre»? Comment comprendre qui nous sommes si l'on ne sait pas d'où l'on vient? C'est-à-dire d'un pays de culture profondément catholique et républicaine. Quant aux Lumières, elles sont au fondement même de la culture laïque contemporaine. Que l'on soit de gauche ou de droite, croyant ou pas, c'est durant cette période que se noue la modernité. Faire l'impasse sur celle-ci me paraît aberrant. Il est vrai que dans certains quartiers, il est désormais impossible d'enseigner la Shoah en raison du conflit israélo-palestinien ou encore Madame Bovary qui soulève la question de l'adultère. La réforme tend à cajoler les éléments les plus rétifs du système éducatif au lieu de les assimiler. Ce n'est pas forcément un bon signe à envoyer aux Français musulmans les plus éclairés qui voudraient prendre leur distance avec leur propre religion et s'ouvrir au reste de notre culture. Pour nourrir une réflexion plus profonde sur les croyances, il me paraît urgent de rendre obligatoire la lecture du traité sur la tolérance de Voltaire.

    Au motif de favoriser le « vivre ensemble », horrible terme de la novlangue actuelle, on prône l'effacement de ce qu'il y a de meilleur dans notre héritage. On méprise les Français d'origine immigrée qu'on croit incapable d'intégrer notre trésor national et on prive les Français de leur histoire. Dans les deux cas, il s'agit d'un mauvais coup porté à l'intelligence...

    Après la série d'attentats qui a frappé Paris en janvier, ne fallait-il pas envoyer des signes d'apaisement?

    Il ne faut pas confondre apaisement et reddition. Dans son dernier livre, Michel Houellebecq a magnifiquement dessiné une France possible dans les dix ans à venir. Soumission est bien sûr une utopie négative pour que nous n'empruntions pas ce chemin. Mais la réalité pourrait rattraper la fiction beaucoup plus vite que prévu. Dans le livre de Houellebecq, l'islam prend un visage presque apaisant pour mieux souligner notre responsabilité, notre lâcheté. Le 11 janvier a été un beau moment de résistance et d'indignation. Puis beaucoup sont retombés dans la culture de la peur, allant même jusqu'à suggérer pour certains de revenir sur l'interdiction du voile à l'école. A travers cette refonte des programmes scolaires on procède au reformatage du logiciel de la France pour complaire aux ennemis de celle-ci et de la liberté. Cela me rappelle l'abandon par Jacques Chirac de la référence aux racines chrétiennes de l'Europe dans le projet de Constitution européenne de 2004. On reproduit aujourd'hui la même logique de repentance agressive en niant les fondements de notre nation. Ses fondements catholiques, mais aussi ses fondements républicains nés de l'idéal des Lumières. J'y vois une tentative délibérée d'amputation des traditions nationales. Au motif de favoriser le «vivre ensemble», horrible terme de la novlangue actuelle, on prône l'effacement de ce qu'il y a de meilleur dans notre héritage. On méprise les Français d'origine immigrée qu'on croit incapable d'intégrer notre trésor national et on prive les Français de leur histoire. Dans les deux cas, il s'agit d'un mauvais coup porté à l'intelligence. Ce qu'il y a de plus terrible dans cette réforme, c'est qu'elle est défendue par ceux-là mêmes qui sont censés diffuser le savoir. Comme si le maître voulait inculquer de force l'ignorance à l'élève.

    Que vous inspire la tentative d'attentat contre l'église de Villejuif?

    Le choix d'une église ne tient en rien au hasard. Les islamistes radicaux cherchent à éradiquer toute trace des monothéismes antérieurs car ils se veulent les seuls dépositaires de la vérité. Après les Juifs, le tour des chrétiens est venu...


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  • FIGAROVOX/EXTRAIT - Jean d'Ormesson écrit au président de la République au sujet de la réforme du collège. Il lui demande de ne pas laisser dépérir nos biens les plus précieux : notre langue, notre littérature, notre culture.

    Monsieur le président de la République,

    Plus d'une fois, vous avez souligné l'importance que vous attachiez aux problèmes de la jeunesse, de l'éducation et de la culture. Voilà que votre ministre de l'Éducation nationale se propose de faire adopter une réforme des programmes scolaires qui entraînerait, à plus ou moins brève échéance, un affaiblissement dramatique de l'enseignement du latin et du grec et, par-dessus le marché, de l'allemand.

    Cette réforme, la ministre la défend avec sa grâce et son sourire habituels et avec une sûreté d'elle et une hauteur mutine dignes d'une meilleure cause. Peut-être vous souvenez-vous, Monsieur le président, de Jennifer Jones dans La Folle Ingénue? En hommage sans doute au cher et grand Lubitsch, Mme Najat Vallaud-Belkacem semble aspirer à jouer le rôle d'une Dédaigneuse Ingénue. C'est que son projet suscite déjà, et à droite et à gauche, une opposition farouche.

    On peut comprendre cette levée de boucliers. Il y a encore quelques années, l'exception culturelle française était sur toutes les lèvres. Cette exception culturelle plongeait ses racines dans le latin et le grec. Non seulement notre littérature entière sort d'Homère et de Sophocle, de Virgile et d'Horace, mais la langue dont nous nous servons pour parler de la science, de la technique, de la médecine perdrait tout son sens et deviendrait opaque sans une référence constante aux racines grecques et latines. Le français occupe déjà aujourd'hui dans le monde une place plus restreinte qu'hier. Couper notre langue de ses racines grecques et latines serait la condamner de propos délibéré à une mort programmée.

    Mettre en vigueur le projet de réforme de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ce serait menacer toute la partie peut-être la plus brillante de notre littérature. Montaigne et Rabelais deviendraient vite illisibles. Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet changeraient aussitôt de statut et seraient difficiles à comprendre. Ronsard, Du Bellay, Chateaubriand, Giroudouxou Anouilh - sans même parler de James Joyce - tomberaient dans une trappe si nous n'apprenions plus dès l'enfance les aventures d'Ulysse aux mille ruses, si nous ignorions, par malheur, qu'Andromaque est la femme d'Hector, l'adversaire malheureux d'Achille dans la guerre de Troie,si nous nous écartions de cette Rome et de cette Grèce à qui, vous le savez bien, nous devons presque tout.

    Les Anglais tiennent à Shakespeare, les Allemands tiennent à Goethe,les Espagnols à Cervantès, les Portugais à Camoens, les Italiens à Dante et les Russes à Tolstoï. Nous sommes les enfants d'Homère et de Virgile- et nous nous détournerions d'eux! Les angoisses de Cassandre ou d'Iphigénie, les malheurs de Priam, le rire en larmes d'Andromaque, les aventures de Thésée entre Phèdre et Ariane, la passion de Didon pour Énée font partie de notre héritage au même titre que le vase de Soissons, que la poule au pot d'Henri IV, que les discours de Robespierre ou de Danton, que Pasteur ou que Clemenceau.

    Retrouvez l'intégralité de la tribune de Jean d'Ormesson sur Le Figaro Premium


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  • Extrait du film Troie (2004)

     

    FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Augustin d'Humières, professeur de latin et de grec, a accordé un long entretien à FigaroVox. Il y revient sur la réforme du collège et la réalité de son quotidien dans un établissement de banlieue.


    Augustin d'Humières est professeur de lettres classiques. Il est l'auteur de «Homère et Shakespeare en banlieue» aux éditions Grasset. Il a également fondé l'association Mêtis pour mettre en place un réseau de solidarité entre anciens élèves, écoliers, collégiens et lycéens des établissements de grande banlieue.


    PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO @AlexDevecchio

    Lors de sa campagne présidentielle, François Hollande avait fait de l'école une grande cause nationale. Trois ans et trois ministres de l'Education nationale plus tard, Najat Vallaud-Belkacem a présenté sa réforme du collège. Celle-ci vous paraît-elle répondre aux enjeux?

    Augustin d'Humières: Parlons d'abord des enjeux: dans bien des endroits en France, l'école ne remplit plus aujourd'hui les missions fondamentales qui devraient être les siennes: former des citoyens, constituer un creuset républicain, transmettre des connaissances, préparer l'élève à la vie professionnelle. Alors, quand on a sous les yeux une société où les citoyens peinent à voir ce qui les réunit, quelles valeurs, quelle culture, quelle langue commune, quand on constate l'aggravation des disparités entre établissements, le profond sentiment d'inégalité ressenti par les familles - et à bon droit - devant l'avenir de leur enfant, leur panique devant les aléas de la carte scolaire, quand on voit des élèves qui sortent de l'école, complètement désarmés, avec pour tout bagage une maîtrise très approximative de la langue française, des langues vivantes ânonnées plutôt que parlées, une culture historique, scientifique, littéraire, et philosophique quasi-inexistante, et quand, en réponse à tout cela, on entend Madame Vallaud-Belkacem nous parler de l'importance des enseignements transversaux et des blogs au collège, on ne peut pas ne pas éprouver un sentiment de consternation.

    A la décharge de cette jeune ministre, les réformes de ses prédécesseurs étaient à peu près de la même facture. Et pour cause, les «décisionnaires» demeurent les mêmes ; le destin du système éducatif semble avoir été confié une fois pour toutes à quelques acteurs au sein du Ministère de l'Education nationale, et c'est leur philosophie qui prévaut, dans la gestion des carrières, le mode de recrutement des professeurs, l'élaboration des programmes, la définition des «pratiques pédagogiques» . Cette «stabilité» est masquée par l'habillage médiatique, qui laisse entendre que les décisions sur l'avenir de l'école seraient le fruit de débats trépidants entre la gauche et la droite, entre le camp des pédagogistes, et celui des tradionnalistes, mais, en réalité, il y a une très grande stabilité: l'éducation nationale ne connaît pas l'alternance, les réformes successives peuvent en attester: la transdisciplinarité était déjà à la mode il y a plus de dix ans avec la mise en place des Travaux personnels encadrés au lycée (TPE), l'importance du fameux socle était soulignée par les réformes précédentes, et l'on pourrait en dire autant de la multiplication des matières, des filières, de l'accent mis sur le nécessaire «plaisir de l'élève», ou sur l'indispensable «adaptation de l'école aux enjeux du XXIème siècle».

    Et quand sonne l'heure des comptes, droite et gauche s'écharpent en s'accusant mutuellement du désastre, et le «travail de sape» peut continuer tranquillement de se faire.

    Vous enseignez dans un établissement de banlieue difficile. Quels sont vos problèmes au quotidien?

    J'enseigne depuis vingt ans dans un secteur qui répond effectivement aux critères économiques et sociaux d'une banlieue dite sensible. Je n'ai pas le sentiment pour autant d'aller travailler dans un établissement difficile, on objectera que je suis dans un lycée et que j'y enseigne les langues anciennes. C'est vrai, les enseignants de lycée général et technologique, sont, à mon sens, moins exposés que les professeurs des écoles, et surtout que les professeurs des collèges. Quant au fait d'enseigner les langues anciennes, à chaque printemps, je vais accompagner d'anciens élèves pour recruter les futurs latinistes et hellénistes dans les classes de collège et ouvrir les langues anciennes au plus grand nombre. Ce travail porte ses fruits. De fait les classes de grec et de latin finissent, en termes quantitatifs, par ressembler à une classe de lycée comme une autre.

    Eh bien, non, ils ne connaissent pas Voltaire et très mal la laïcité, et ses combats. Une majorité d'élèves quittent le système éducatif sans être capable de citer une ligne, un mot de Voltaire ...

    A cette réserve près, je pense qu'une bonne partie des difficultés des professeurs qui enseignent dans les zones «périphériques» sont un peu partout les mêmes: lutter contre les énormes difficultés de concentration des élèves, leur culture de l'immédiateté ; composer avec les programmes scolaires, ce qui veut dire commencer par les mettre de côté, prendre d'abord en compte le niveau des élèves, c'est à dire des lacunes qui remontent à l'école primaire très souvent, essayer d'y remédier; tenter de pallier tant bien que mal l'énorme décalage qu'il y a entre les quelques bons établissements et tous les autres. La pauvreté, la misère sociale, l'éclatement des familles aggravent certainement ces difficultés, mais je ne crois pas, pour ce qui est du lycée, qu' il soit nécessairement plus difficile d'enseigner en banlieue qu'ailleurs, si l'on excepte quelques très bons établissements.

    Avez-vous été surpris par les incidents qui ont eu lieu dans certain établissement durant la minute de silence pour les victimes des attentats de janvier? Avez-vous, vous-même, été témoin de ces réactions?

    Je n'ai pas rencontré le moindre problème avec la classe de première technologique, dans laquelle je suis professeur de français, pourtant beaucoup d'entre eux sont extrêmement réactifs dès que l'on évoque les questions religieuses.

    Je n'ai pas pour autant été surpris par les incidents qui ont émaillé cette minute de silence dans certains collèges. Pour qui est un peu familier des classes de collèges et de lycée, ils étaient largement prévisibles. A cet égard, les réactions indignées de certains hommes politiques et représentants de la «sphère médiatique» m'ont davantage intrigué, le «comment, mais où sommes-nous, ils ne connaissent pas Voltaire, et la laïcité?» Eh bien, non, ils ne connaissent pas Voltaire et très mal la laïcité, et ses combats. Une majorité d'élèves quittent le système éducatif sans être capable de citer une ligne, un mot de Voltaire, et je ne suis pas certain d'ailleurs que les hommes politiques soient les mieux placés pour en faire la leçon aux élèves: la dernière interrogation passée par un ministre sur le sujet n'a pas été très concluante.

    Les frères Kouachi avaient passé combien de temps dans les écoles de la République? 10 ans, 2000 journées, 60 000 heures ? C'est long, beaucoup plus que leur temps de formation à l'Islam radical.

    Quand on a ces données en main, qu'est-ce que cela signifie exactement de décréter une minute de silence dans les classes? Dire de but en blanc à un enfant de 8 ans: «On a tué dix personnes, donc maintenant tu vas te taire»? Le quotidien des enfants est-il si paisible que l'école puisse se permettre de leur imposer subitement ce type d'injonctions?

    Et c'est une bien étrange manière de rendre hommage à ces journalistes morts en défendant la liberté d'expression, que de leur offrir le spectacle d'enfants contraints au silence, quand il était sans doute plus judicieux de les laisser réagir, quitte à ce qu'ils disent des âneries ou des horreurs, et tenter de rétablir quelques vérités claires et précises. Ce que je retiens surtout de l'instauration de cette minute de silence, c'est la profonde méconnaissance qu'ont les hommes politiques de la réalité d'une salle de classe, de l'énergie que doivent déployer chaque jour les professeurs de collège pour obtenir du silence.

    Face à cette réalité, quelles sont les priorités?

    De la réaction du gouvernement, on comprend surtout qu'il s'est agi de contrer le péril fondamentaliste, dans les prisons, dans les réseaux de recrutement djihadistes. Ces mesures étaient sans doute nécessaires, mais, plutôt que d'avoir les yeux rivés sur la progression de telle ou telle menace, ce qui m'intéresse davantage, c'est ce que la France et son école ont à proposer: les frères Kouachi avaient passé combien de temps dans les écoles de la République? 10 ans, 2000 journées, 60 000 heures? C'est long, beaucoup plus que leur temps de formation à l'Islam radical. Qu'est-ce qui résonne dans la tête d'un élève, quels auteurs, quels textes, quels mots quand il sort de dix années d'école, quels repères a-t-il? C'est cela la priorité. Le terreau du fondamentalisme c'est d'abord l'ignorance assez massive de milliers d'élèves, qui sortent de l'école, complètement démunis, sans aucune arme pour se défendre face aux discours des manipulateurs de tout bord.

    Que pensez-vous de la suppression du latin et du grec au collège?

    Plus l'école va mal, plus elle a besoin du grec et du latin.

    Elle est dans la logique des réformes de l'école depuis une trentaine d'années: allégement des horaires et mise en concurrence des langues anciennes avec toutes les options possibles et imaginables, suppression des postes, puis suppression du concours de recrutement, avec la disparition du Capes de lettres classiques. En fait les attaques contre les langues anciennes n'ont jamais cessé, et, en dépit de tout cela, qu'il reste aujourd'hui plus d'un demi-million d'élèves qui étudient ces matières, peut attester de l'extraordinaire vitalité des langues anciennes.

    Le grec et le latin se sont parfaitement adaptés aux enjeux de l'école d'aujourd'hui. Nous avons su faire venir au grec et au latin un public beaucoup plus large et beaucoup plus divers, bien différent d'un public traditionnel qui délaissait ces options pour les classes européennes ou le chinois. Une des académies dans lequel l'enseignement du grec ancien a le plus progressé est l'académie de Créteil: le nombre d'hellénistes y a doublé en dix ans, entre 2000 et 2010. Aucun ministre ne s'est avisé que le grec et le latin pouvaient apporter des solutions rapides et efficaces aux problèmes de l'école, et pourtant certains d'entre eux avaient largement pratiqué ces matières, ce qui ne semble pas être le cas de l'actuelle ministre.

    Plus l'école va mal, plus elle a besoin du grec et du latin. Mon premier travail au lycée, depuis vingt années que j'y enseigne, c'est d'abord dans mes cours de grec et de latin de seconde, de revenir sur ce qui n'a pas été compris à l'école primaire, les bases du français, la nature, la fonction des mots. Cette «remise à niveau» nécessaire est la condition indispensable des progrès de l'élève, non seulement en grec et en latin, mais dans d'autres matières, à commencer par le français et les langues vivantes.

    Et puis, lorsque l'on combat une réforme, on aimerait qu'elle dise à peu près clairement les choses: vous voulez supprimer le grec et le latin? Eh bien, dites-le. Ne commencez pas à entrer dans des arguties , sur le mode: «ne vous inquiétez pas! le grec et le latin existent encore, ils sont simplement intégrés au cours de français. - Mais le professeur de français a déjà étudié le grec et le latin? - Non, jamais, mais ça n'est pas gênant!»

    Vous me direz cette façon de faire est assez en cour dans la maison: on ne dit pas à l'élève qu'il va dans le mur, il s'en rendra compte plus tard, donc, on ne dit pas qu'on supprime le grec et le latin, vous vous en rendrez compte plus tard.

    Que répondez-vous à ceux qui jugent ces matières inutiles en termes d'insertion professionnelle?

    Je serai tenté de retourner la question: qu'est-ce que cette école qui s'est construite sur le rejet du latin et du

    Beaucoup de filières ne sont là que pour jouer le rôle de « voiture-balai » des séries générales.

    grec fait pour l'insertion professionnelle de ses élèves?

    Si l'insertion professionnelle passe par une bonne maîtrise de la langue, une culture commune, une capacité à s'adapter à l'interlocuteur, j'ai le sentiment que le grec et le latin y concourent tous les jours.

    L'école n'est-elle pas, malgré tout, coupée du réel, notamment du monde de l'entreprise? Est-il normal que l'enseignement professionnel soit considéré comme une filière par défaut?

    Il est tout à fait exact que l'enseignement professionnel est aujourd'hui considéré comme une filière par défaut ; on y envoie en fin de 3ème ceux qui n'ont pas le niveau pour aller en seconde générale, comme à la fin de la seconde, on expédie en première technologique, ceux qui n'ont pas le niveau pour aller en première générale (scientifique, économique, ou littéraire). Cette façon d'orienter me semble assez absurde, et se fait au détriment de l'intérêt de l'élève. C'est en ce sens que la multiplication des filières est assez trompeuse et doit être combattue: elle fait croire à l'élève qu'il a le choix ; en pratique, beaucoup de filières ne sont là que pour jouer le rôle de «voiture-balai» des séries générales.

    Je ne crois pas que l'école républicaine ait grand chose à gagner à faire de l'école de commerce la référence absolue.

    Quant au lien entre l'école et l'entreprise, je ne suis pas sûr qu'il se fasse dans la bonne direction, comme si imiter les écoles de commerce, c'était s'intéresser à l'entreprise. J'ai le sentiment que nous avons pris de ces écoles ce qu'il y avait de pire, c'est à dire une sorte de jargon où reviennent fréquemment des termes comme impacter, gagnant-gagnant, collapse comme si, par une sorte de magie, en empruntant le supposé jargon de l'entreprise, on acquérait l'efficacité de l'entreprise. Cette façon de faire est très en vogue chez les chefs d'établissement: l'accent est mis sur la «com», l'image, l'événementiel. Tous ces soins me semblent assez superflus, et je ne crois pas que l'école républicaine ait grand chose à gagner à faire de l'école de commerce la référence absolue.

    Vous avez écrit un livre intitulé «Homère et Shakespeare» en banlieue. C'est auteur sont-ils vraiment accessibles pour des élèves qui ne maîtrisent pas les bases du Français?

    Je serais tenté de dire que ce sont surtout ces auteurs qui sont accessibles aux élèves qui lisent peu et ont souvent une maîtrise imparfaite du français: il faut les champs de bataille d'Homère, il faut des textes qui emportent tout sur leur passage. A la fin du cours de grec, nous lisons un chant de l'Iliade ou de l'Odyssée: quand je vois trente têtes rivées sur le texte d'Homère, attendant l'issue de la querelle entre Achille et Agamemnon, ou les retrouvailles entre Ulysse et Télémaque, je ne me dis pas forcément qu'Homère est inadapté ou inaccessible, mais suis plutôt émerveillé de la puissance intacte de ces œuvres.

    Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio

     

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